05.03.2022
Les mémoires d'Artachès Pétros Khatchatrian (1897-1969), survivant du génocide des Arméniens, conservées dans les fonds scientifiques du Musée-Institut de génocide des Arméniens, sont uniques en termes de large éventail de sujets abordés, de déploiement géographique des événements, de grandes limites chronologiques. L'auteur des mémoires est né dans le village d’Eritsou (Iritsougegh), village du canton de Karakilisa du district de Baïazet de la province d'Erzurum de l’Arménie occidentale, à la frontière de l'Empire russe. Il était membre d'une famille nombreuse qui a déménagé de Sassoun au district de Baïazet et valorisait l'écriture et l'éducation. En raison des circonstances susmentionnées, l'auteur a mentionné dans ses mémoires un certain nombre de phénomènes propres à la vie socio-politico-économique des Arméniens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, la politique économico-fiscale oppressive des autorités ottomanes à l’égard des Arméniens, l'émigration permanente des Arméniens occidentaux vers l'Empire russe, ainsi que l'émigration temporaire pour chercher un emploi, le mouvement des fidayis (partisans) en Arménie occidentale, les relations arméno-kurdes, l'école provinciale arménienne occidentale, etc.
L'auteur évoque ensuite le sort des Arméniens du district de Baïazet après l'entrée de l'Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale en 1914 et avoir déployé des opérations militaires sur le front du Caucase, la situation dans la partie de l'Arménie occidentale sous contrôle russe et la désintégration du front du Caucase après la révolution russe en résultat duquel l'invasion de l'armée ottomane en Arménie Occidentale et dans le Caucase, la résistance des Arméniens, les batailles d'autodéfense de cette période et bien d'autres sujets.
Les descriptions des événements et des réalités dont l'auteur des mémoires a été témoin et ont une valeur historique particulière dans le cadre des sujets abordés. Il faut en séparer deux : la migration des Arméniens de Baïazet aux confins de l'Empire russe fin décembre 1918, et, notamment, la description des événements (défense de Lori, invasion dans la ville perse de Khoy, opérations de défense du Nakhitchevan, retraite à Siounik) de la période de service de l’auteur (avril 1918 - 13 août 1918) au sein de l'unité de frappe séparée arménienne sous le commandement du général Andranik en avril 1918. À cet égard, les mémoires d'Artachès Khatchatrian peuvent être considérées comme une source auxiliaire possible pour l'étude des cas et événements mentionnés.
La vie reprenait déjà à Baïazet, on voulait rouvrir l'école lorsque la nouvelle arriva que les Russes se retiraient. … Le soir de 17 décembre [1914] mon père est venu et a apporté avec lui la nouvelle que nous allions effectivement émigrer. Nous avons commencé à nous mettre en route.
Je n'ai pas du tout la langue pour décrire notre situation là-bas, on ne peut qu'imaginer. Des soldats en retraite, leurs bataillons, des dizaines de milliers de personnes et des animaux - des chevaux, des vaches, des buffles, des moutons et des charrettes - et leur tumulte naturel, l’un a perdu son bœuf, l’autre - sa vache, un autre a perdu son enfant ou un autre parent. L’un a froid, l’autre veut avancer. Ajoutez à cela la crainte que les Turcs et les Kurdes puissent attaquer. Cris, pleurs et cris, bêlement, beuglement, hennissement de chevaux - voici l'image approximative.
Les villages arméniens sur la route nous accueillaient bien, nous donnaient du pain, un appartement, du carburant, et nous aidaient pour bien d'autres choses nécessaires, sans savoir qu'un jour ils seraient dans la même situation. Et cela n'a pas duré longtemps… En 1918, ils ont été déportés, abandonnant leur patrie, leurs maisons et laissant leurs biens aux bandits turcs.
Nous sommes arrivés à Etchmiadzine le douzième jour...
Les appréciations et commentaires parfois naïfs, mais parfois perspicaces de l'auteur sur les relations arméno-turques, arméno-kurdes et arméno-russes, la politique de la Russie et de la Turquie ottomane envers l'Arménie présentent aussi de l’intérêt.
Artachès Khatchatrian a travaillé sur ses mémoires de 1968-1969. Malheureusement, son décès en 30 juillet 1969 ne lui a pas permis au de résumer et de préciser son travail. Emma Khatchatrian (Enokian), la fille de l'auteur des mémoires, s'est chargée de cette tâche.
Emma Khatchatrian a terminé son édition en 1979, en y joignant une conclusion détaillée, où elle a présenté les circonstances de la préparation des mémoires, le sort d'Artachès Khatchatrian, des membres de sa famille et de leurs descendants après les événements décrits dans les mémoires.
La vie future et le parcours d'Artachès Khatchatrian et de la famille Khatchatrian est caractéristique à bien des égards pour de nombreux survivants arméniens du génocide, qui se sont réfugiés en Arménie orientale : établissement d'une nouvelle maison dans un nouvel endroit au lieu d'une patrie perdue, efforts persistants pour la reconstruire, création d'une famille nombreuse, comme avec un désir subconscient ou semi-conscient d'atténuer la douleur de la perte de parents ou d'amis décédés pendant le génocide (l’auteur des mémoires avait huit enfants). Il y avait des difficultés : la famille Khatchatrian n'a pas été exempte des répressions staliniennes, des pertes des dures années de la Seconde Guerre mondiale.
Au moment de la rédaction de l'épilogue, en 1979, les KhatchatrIan étaient une grande famille avec de nombreuses branches et divisions, dont l'une était John Kirakossian (1975-1985), un éminent historien, homme d'État, ministre des Affaires étrangères de la RSS d'Arménie. Une famille qui, à son exemple, symbolisait la volonté du peuple arménien de renaître des horreurs du génocide, de se relever comme un phénix, de vivre et créer.
Robert Tatoïan
Chercheur du Département d'études sur les sources du génocide des Arméniens du MIGA, candidat en sciences historiques
Artachès Khatchatrian sous le commandement du général Andranik
dans l'unité militaire de frappe séparée arménienne comme officier de liaison (avril 1918 - août 1918)
Archives de la famille Khatchatrian
Artachès Khatchatrian avec son frère Anouchavan, Tbilissi (Géorgie), 1918
Archives de la famille Khatchatrian
Artachès Khatchatrian avec sa femme et ses enfants, années 1960
Archives de la famille Khatchatrian