07.07.2009
Il est historiquement prouvé que la création et les cinquante premières années de développement du théâtre turc sont étroitement liées à l’action des Arméniens ottomans. Pour preuve, le fait que les Arméniens et les Grecs furent les premiers à introduire des innovations depuis l’Europe dans l’empire ottoman.
Les années 1850 sont considérées pour les Arméniens ottomans comme une période de renaissance culturelle. Les écoles, l’édition et les médias, les sciences et la littérature arméniennes vécurent tous un réveil qui suivit les innovations et la modernisation à l’œuvre dans les centres importants de culture arménienne, tels que Constantinople et Smyrne.
Parallèlement, de nombreux jeunes Arméniens étaient diplômés dans de célèbres universités européennes. Ils importèrent d’Europe beaucoup d’idées nouvelles et d’innovations. Parmi celles-ci, le théâtre, que les Arméniens accueillirent avec enthousiasme, en particulier ceux de Constantinople.
En 1859, à Pera, un quartier de Constantinople, Srapion Hekimian faisait jouer des pièces dans les collèges arméniens ; peu de temps après, il transféra cette activité scolaire sur une scène professionnelle, créant le premier théâtre de métier en arménien occidental, connu sous le nom de « Théâtre Oriental ». Bien que ce dernier ne dura guère, il connut de grands moments. Les meilleurs acteurs arméniens ottomans, tels que Ekshian, Fasouliajian, Mnakian, Penklian, Triants, Ajemian, Arousyak, etc, s’y produisirent en tant qu’acteurs de profession.
Parmi eux, Hakob Vardovian, qui apparut dans quelques spectacles du « Théâtre Oriental » d’Hekimian comme acteur amateur. Bien que sans grand talent, il devint plus tard le créateur et le promoteur du théâtre turc ottoman. Après la fermeture du « Théâtre Oriental », Vardovian constitua avec quelques jeunes acteurs arméniens une troupe, louant le cirque de Kedik Pacha et le transformant en un théâtre en 1867. Très rapidement, le théâtre de Vardovian s’acquit un grand renom. Organisant en outre des spectacles itinérants aux alentours de Constantinople, comme à Skyutar [Uskudar], Gatygyukh [Kadikoy] et Pera, il parvint à s’attirer l’attention et l’estime de la population de Constantinople.
Personne n’avait essayé de représenter des pièces en turc avant la création du Théâtre Ottoman par Vardovian. En 1869, il mit en scène la pièce César Borgia en turc pour la première fois, au théâtre Kedik Pacha. Et ce, pour deux raisons : premièrement, la troupe se produisait avec l’appui financier des autorités turques ; deuxièmement, cela créait un lien entre le public turc et le théâtre, qui en retour garantissait une source additionnelle de gain rapide. Ses deux attentes s’avérèrent justes et seul le théâtre de Vardovian obtint l’autorisation d’être nommé « Théâtre Ottoman ». Cette situation dura dix ans. Les spectacles de ce théâtre bénéficièrent de subventions permettant d’accorder des honoraires élevés à ses acteurs.
Le «Théâtre Ottoman» connut un tel succès dans les années 1870 qu’il pouvait rivaliser avec les meilleures scènes européennes de l’époque. En 1876, lorsque l’ancien Premier ministre britannique, Lord Salisbury, se rendit à Constantinople lors d’une mission diplomatique spéciale, la troupe de Vardovian présenta trois pièces au Théâtre Kedik Pacha. La noblesse impériale et le diplomate, accompagné de ses collègues, assistèrent à ces trois représentations, témoignant du rôle important que jouait le lieu dans la capitale de l’empire ottoman.
Toutefois, la troupe Vardovian du Théâtre Ottoman, nouvellement nommé, fut dissoute, après que le sultan Abd ul-Hamid II ait ordonné de raser le théâtre en 24 heures. Cette destruction avait pour motif la pièce d’Ahmet Midhadi, Cherkez Eozdens, qui mit en émoi les gardes tcherkesses du sultan. Afin de rétablir l’ordre et le calme au palais, Abd ul-Hamid II ordonna la démolition du théâtre et dissout séance tenante la troupe.
Les progrès de la dramaturgie turque classique coïncidèrent avec les activités du « Théâtre Ottoman » créé grâce aux efforts de Vardovian. Autrement dit, lors des premières représentations, des pièces traduites étaient jouées. Puis, Vardovian demanda et encouragea de nouvelles pièces de la part d’écrivains turcs, qui se mirent à écrire des pièces pour ce théâtre. En peu de temps, le nombre de pièces atteignit la centaine. Parmi celles-ci, toutes les œuvres des écrivains turcs classiques de l’époque, tels que Vatan ou Silistra, Le Pauvre enfant, de Namek Kemal, Gyulnihar d’Akef Bey, Cherkez Eozdens d’Ahmet Midhad, Besa de Shemseddin Sami, L’Indienne d’Abdul Hak Hamid, Mort accidentelle d’Abu Zia Tefik, Vusluat de Rijaizadeh Ekrami, les œuvres de Manastrel Mehmet Rifati, plus de vingt adaptations et toute une série d’œuvres uniques de Hassan Bedreddin, quelques traductions de Molière par Ahmet Vefik Pacha, Arsas d’Ali Heydar Bey et autres œuvres.
Rudolf Talaso, qui fut un contemporain de Vardovian et écrivit une histoire du théâtre turc, considère les dix ans d’activités du « Théâtre Ottoman » comme son âge d’or. Ahmet Fehim (1856-1930) fut le premier acteur turc, regardé comme une des figures marquantes de la scène turque durant cinquante ans, à la fois comme acteur, metteur en scène et directeur de troupe. Il fit ses premiers pas sur scène en 1876 au « Théâtre Ottoman » d’Hakob Vardovian. Son premier professeur fut Tovmas Fasoulajian. Après la dissolution du théâtre de Vardovian, Fehim partit à Bursa [Brouse], ainsi que Fasoulajian, poursuivant sa carrière d’acteur devant des Arméniens amateurs d’art. Dans son Journal, il tiendra ensuite en haute estime le rôle et la mission du théâtre de Vardovian, y voyant le premier théâtre turc professionnel.
Metin And, autre historien du théâtre turc, se référant au théâtre de Vardovian, note que ce dernier avait institué une scène d’une telle qualité professionnelle que rien de comparable, en terme de professionnalisme, ne fut fait, même après le rétablissement de la Constitution ottomane.
Les Arméniens jouèrent ainsi un rôle déterminant dans la création et l’amélioration du théâtre et de l’art dramatique turcs. Ce fait est attesté tant par les critiques d’art dramatique étrangers, arméniens et turcs, que par les historiens.